Le digital a rendu le travail plus flexible à travers le développement de nouvelles organisations et de nouveaux modes de collaboration. Le travail peut ainsi s’effectuer en dehors des murs et des horaires de l’entreprise grâce à un ordinateur portable, un téléphone et une connexion Internet…Il est libéré des contraintes spatio-temporelles.
Oui, mais … Ce faisant, les frontières entre vie personnelle et vie professionnelle, ont été abolies, ce qui favorise l’émergence de risques psycho-sociaux (RPS), ces risques qui sont justement à la croisée de l’humain et du travail. L’individu est interrompu dans ses tâches par des sujets professionnels et personnels. Mais surtout, il est en permanence relié à son travail et ne peut ou ne s’autorise pas à déconnecter en dehors de ses horaires. C’est ce que l’on appelle l’hyper-connexion, mot encore absent de certains dictionnaires de la langue française. On peut néanmoins la définir par le fait d’être en permanence connecté à des outils numériques qui appellent à interagir simultanément, en permanence et de manière instantanée sur divers sujets professionnels et personnels.
Quels sont plus précisément les facteurs de risques induits par les comportements d’hyper-connexion ? Quels sont les risques psycho-sociaux qui en découlent ? Quels équilibres doit-on rechercher ? Nous apporterons des éléments de réponse en nous appuyant sur les exposés de Piérelle Boursaly, Responsable de Formation et Psychologue du Travail chez Psya ; et de Paul-Xavier Billette, Senior HR Business Partner chez Microsoft, lors du colloque Psya : « Santé & QVT 3.0 : Enjeux et défis de la prévention d’aujourd’hui et de demain » qui s’est tenu le 14 novembre dernier.
En une vingtaine d’années, les « devices », tels que les mobiles, ordinateurs portables, objets connectés, tablettes… sont devenus un prolongement de nous-mêmes. Ces Technologies de l’Information et de la Communication (TIC) nous servent à gérer nos activités et relations et agrègent nos données professionnelles et personnelles.
Un bling ? Je vérifie tout de suite si c’est la réponse de mon boss à ma proposition de présentation. Un gong ? C’est surement Madame Unetelle qui a répondu à mon message sur LinkedIn. Un vrrr ? C’est le conjoint qui propose une sortie le soir… Un pop-up sur l’écran de l’ordinateur de bureau ? C’est un rappel de réunion…Un miaouw ? C’est un ami qui réagit sur Facebook…
Chaque sonnerie ou vibration provoque une décharge de dopamine qui rend « accro » à la réactivité à tout crin et entraîne une irrésistible envie de consulter ses e-mails, ses SMS, ses messages sur différentes applications ; ou de se connecter aux réseaux sociaux… Chaque « manifestation » des « devices » est potentiellement une « récompense » instantanée attendue après une publication sur les réseaux sociaux. Si le « device » n’émet aucun signal, reste cette envie compulsive de vérifier régulièrement s’il n’y a pas quelque chose de nouveau auquel il faut répondre, ou qu’il faut « liker » … ou bien d’envoyer soi-même de l’information.
Et quand le mobile n’est pas dans la poche, il manque quelque chose…La main cherche le prolongement de la pensée qui s’est comme habituée à ce concert digital perpétuel et à son injonction tacite à répondre en temps réel.
Le développement de l’utilisation du digital à des fins professionnelles et privées engendre en moyenne une interruption dans le travail toutes les 6 minutes.
Un nombre d’interruptions qui réduit la capacité de concentration sur écran. Ainsi, en 2004, la durée moyenne d’attention lors du travail sur écran était estimée à 3 minutes. Elle passe en 2012 à 1 minute 15. Chez les moins de 30 ans, elle est de 45 secondes ! Il est clair que dans ces conditions, on peut se demander comment être productif !
Par ailleurs, en libérant l’espace-temps du travail, le digital a progressivement rendu le travail omniprésent.
Très souvent, le même appareil est utilisé à des fins personnelles et professionnelles : 75% des cadres utilisent les outils numériques professionnels sur leur temps personnel. Difficile dans ce cas de déconnecter du travail quand on est dans un contexte privé… et parfois inversement. Ainsi, 50% des cadres ne s’autorisent pas à déconnecter le soir et 27% travaillent pendant leurs vacances.
Pourquoi ? D’une part, il y a la pression des objectifs, la charge de travail accrue et les cultures d’entreprises valorisant l’hyper-disponibilité souvent sous un prétexte d’agilité ou de performance. D’autre part, il y a chez certains individus un haut degré de conscience professionnelle, un idéal de travail élevé qui nourrissent un surinvestissement du travail. La rencontre des deux est un terrain idéal pour l’hyper-connexion renforcée par la croyance selon laquelle être présent et réagir à tout, c’est être forcément efficace et performant. Du présentéisme digital ?
Dans un contexte de mise en place du droit à la déconnexion, les chiffres cités plus haut montrent que les comportements d’hyper-connexion développés ces vingt dernières années ne sont pas si faciles que ça à faire changer, notamment parce qu’ils concernent à la fois des activités et réseaux privés et professionnels sur les mêmes outils. A ce titre, on questionne aussi la co-responsabilité de l’individu et de l’entreprise … puisque que les RPS se situent à l’interface de l’homme et de son travail.
Par ailleurs, on peut aussi s’interroger sur les comportements d’hyper-connexion des générations Y (les Millennials) et Z, qui ont toujours connu Internet et qui revendiquent en même temps de la flexibilité et un équilibre des temps. Les jeunes générations « digital native » sont-elles moins sujettes que leurs aînés à des RPS engendrés par une « hyper-connexion », laquelle serait chez eux une « normalité » et non une adaptation ? Leur est-il possible d’être globalement moins connectés ? Quelle est l’influence de leur hyper-connexion sur les autres populations ? L’entreprise doit-elle, peut-elle avoir une approche générationnelle de l’hyper-connexion ?
Ce qui est sûr, c’est que l’hyper-connexion mérite d’être investie par les organisations parce qu’elle engendre des dommages et une moindre performance. Voyons comment.
Tout d’abord, l’hyper-connexion se traduit par plusieurs facteurs de risques chez les individus :
Puis, ces facteurs de risques entraînent des risques psycho-sociaux ou des troubles potentiels tels que :
Tous ces troubles ont un coût humain et économique important. La santé mentale et physique de l’individu est évidemment concernée. Mais cela affecte directement l’entreprise : erreurs, retards, oublis, conflits, absentéisme, incidents, baisse de performance … mais aussi la Société qui prend en charge les malades.
D’où l’intérêt de se pencher sur la recherche de solutions et le partage de bonnes pratiques.
Après vingt ans de découverte du potentiel (non encore épuisé) du digital, après vingt ans d’usages pas toujours pertinents, peut-être est-il temps d’adopter des comportements plus responsables pour préserver le Capital Humain qui reste la ressource la plus importante de l’entreprise ?
En la matière, l’expérience de Microsoft est intéressante. Le groupe pionnier dans le domaine des TIC a adopté un cadre pour conjuguer un bon usage du digital et la flexibilité, facteur d’attractivité et de fidélisation de ses talents.
En effet, le groupe a mis en place la flexibilité accessible à tous, c’est-à-dire la possibilité pour chacun d’organiser son temps et son lieu de travail en fonction de ses contraintes et de son rythme individuel, en accord avec le management et le rythme de l’organisation.
Plusieurs principes encadrent cette flexibilité et engagent chaque collaborateur vis-à-vis de l’entreprise.
Voilà donc de bonnes pratiques qui permettent de réguler l’utilisation du digital et ce faisant, de prévenir certains risques psycho-sociaux. L’hyper-connexion professionnelle n’est donc pas une fatalité ! Ce qui est particulièrement intéressant dans cette démarche, c’est le fait de donner un cadre qui autorise clairement à la déconnexion. Cela peut-il ouvrir la voie à une réflexion plus large sur les comportements digitaux à usage privé ?
Au-delà de l’intérêt de cette expérience pour les entreprises qui doivent mettre en place le droit à la déconnexion, on peut aussi se demander si ces pratiques ne préfigurent pas tout simplement un nouveau type de contrat social entre les salariés et les entreprises. Mais cela est un autre sujet.
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Crédits photos : Working on Laptop and Mobile Devices. Photo by William Iven. CC0 / Public Domain
Christelle Thouvenin pour Wonderfoodjob, Solutions RH pour la Communauté agro